Rencontre du troisième type : les archées

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Article rédigé par
BRUNO FRANZETTI, Directeur de recherche, Grenoble
CÉLINE BROCHIER-ARMANET, Professeure, UCBL, Lyon
MOHAMED JEBBAR, Professeur UBO, Brest
PATRICK FORTERRE, Professeur Paris Sud, Paris
HANNU MYLLYKALLIO, Professeur Ecole polytechnique, Palaiseau
MICHEL DRANCOURT, Professeur Hôpital de la Timone, Marseille
BÉATRICE CLOUET D'ORVAL, Directrice de recherche, Toulouse

Tout le monde a entendu parler des bactéries, ces micro-organismes unicellulaires dont le matériel génétique, l’ADN, n’est pas emprisonné dans un noyau… Et des eucaryotes, organismes à une ou plusieurs cellules qui, elles, possèdent un noyau protégeant leur ADN. Mais qui connaît les archées (prononcez arké), dont le nom désigne l’origine, le primitif ?

Longtemps considérées comme des bactéries, les archées s’en distinguent pourtant clairement malgré l’absence de noyau. Leur découverte remet en question notre vision dichotomique du vivant, procaryotes d’un côté et eucaryotes de l’autre, et offre de nouveaux scénarios pour l’apparition de la vie cellulaire sur Terre.

Des championnes de l’extrême

L’exploration des milieux « extrêmes » est une aventure scientifique qui a commencé il y a déjà longtemps. Un des premiers scientifiques à prendre conscience de l’existence de formes de vie totalement « adaptées » à ce que nous considérons comme des conditions hostiles fut Charles Darwin. Dans « Voyage of the Beagle », il décrit, à propos des lacs salés des Andes, une couleur rougeâtre qu’il attribue à quelques Infusorial animalcula qui se sont adaptées aux eaux saumâtres très riches en sel.

Lacs hypersalés des Andes
Lacs hypersalés des Andes peuplés par des communautés microbiennes pigmentées adaptées à des concentrations salines extrêmes.
© Ifremer

La microbiologie des fonds marins a connu un rebond spectaculaire à la fin du XXe siècle avec la découverte de véritables oasis de vie, à proximité de sources hydrothermales, de sources froides des marges continentales ou encore de massifs de matière organique comme des carcasses de baleine.

Site hydrothermal
Site hydrothermal « Logatchev » situé à 3000 m de profondeur sur la dorsale atlantique.
© Ifremer

Ces milieux se caractérisent par une absence totale de lumière. Le réseau alimentaire de ces écosystèmes profonds repose donc sur des microbes qui tirent leur énergie non pas de la photosynthèse, impossible en ces profondeurs, mais de l’oxydation ou de la réduction de composés minéraux comme le soufresouvent en symbiose avec des organismes complexes comme des crevettes ou des vers marins, Les microbes que l’on trouve dans ces biotopes sont pour la plupart des extrêmophiles, c’est à dire des organismes  qui se sont adaptés à des conditions de température, de salinité ou de pression hydrostatique jugées, il y a peu, incompatibles avec la vie. Les archées dominent souvent ces communautés extrêmophiles. On trouve ainsi des hyper-thermophiles qui apprécient les températures de 60°C, voire 110°C pour certaines, des psychrophiles qui sont, elles, adaptées aux basses températures, des halophiles, spécialistes des milieux à très forte salinité, et d’autres qui ne tolèrent que les milieux hyper acides ou hyper alcalins, ou des pressions hyperbares (piezophiles). Très souvent, les extrêmophiles combinent des adaptations à ces différentes conditions physicochimiques. 

Archée hyperthermophile abyssale
Image en microscopie électronique d’une archée hyperthermophile abyssale, Thermococcus fumicolans
© Ifremer

Cependant, les archées ne sont pas spécifiques des fonds marins : les explorations récentes des milieux hostiles de notre planète révèlent la présence, partout ou presque, de micro-organismes, laissant supposer qu’il n’existe pas d’environnements stériles. Ainsi, les archées ne sont pas des formes de vie « exotiques » ou des curiosités de la nature, mais représentent une partie substantielle de la biomasse terrestreLeur inventaire est loin d’être clos et l’exploration des abysses et la connaissance des communautés microbiennes qui y vivent est un des grands enjeux scientifiques du 21e siècle.

Des micro-organismes pas comme les autres !

Les archées possèdent de nombreuses spécificités moléculaires (Ref. 1). En voici quelques-unes, pêle-mêle :

  • la membrane qui les isole du monde externe ne contient pas les mêmes lipides que ceux des bactéries et les eucaryotes ; 
  • certains de leurs gènes ne possèdent pas d’équivalent chez d’autres microbes ;
  • et le génome de certaines espèces d’archées compte près de 90% de gènes inconnus ! 
  • Certaines archées possèdent des métabolismes uniques. Par exemple, les archées des sédiments marins, des tourbières et des bassins d’eau douce produisent du méthane ;
  • d’autres abondantes dans les sols, les océans et les lacs profonds sont capables d’oxyder l’ammoniaque. ;
  • Ces espèces sont ainsi susceptibles de jouer des rôles importants dans les cycles du carbone et de l’azote. 

Leur rôle dans la biosphère commence juste à être appréhendé par les chercheurs. De manière remarquable, les archées possèdent leurs propres virus, différents de ceux qui s’attaquent aux bactéries et aux cellules eucaryotes. Ainsi, la plupart des virus infectant les archées, en particulier les archées hyperthermophiles, produisent des virions de structures inconnues dans les deux autres domaines. 

En dehors de ces spécificités, les archées possèdent aussi des similarités avec les bactéries, notamment les enzymes responsables de leur métabolisme. En revanche les processus moléculaires fondamentaux responsables de la division cellulaire, de l’expression et de la maintenance du génome, de la synthèse des protéines etc, sont plus proches de ceux des eucaryotes que des procaryotes. Les archées se révèlent ainsi d’excellents modèles d’étude pour comprendre l’évolution et le mode d’action basique des machines cellulaires complexes que l’on trouve dans les cellules humaines.

Si présentes et pourtant si discrètes 

communautés d'Archées
Image de communautés d’Archées méthanotrophes et de bactéries sulfato-réductrices du sédiment.
© Ifremer

Le caractère extrêmophile des premières archées décrites et la découverte des sources hydrothermales ont conduit à considérer les archées comme une forme de vie primitive, d’où leur nom Archaea (du grec ἀρχαῖος), possiblement liée aux premières formes de vie sur Terre. Cette vision est remise en cause par des analyses moléculaires modernes qui donnent accès aux contenus génétiques d’une population d’un environnement complexe appelés (méta)génomes et permettent ainsi de découvrir la biodiversité des communautés microbiennes naturelles, telles qu’on les découvre dans l’environnement. Ces analyses ont montré que les archées, loin d’être confinées aux milieux extrêmes, sont ubiquitaires et abondantes dans tous les environnements terrestres. Elles représentent notamment une proportion très importante des micro-organismes marins et des sols (Ref. 1).

chapitre 15 de la BD La Biodiversité
Extrait du chapitre 15 de la BD La Biodiversité de l’invisible sur le compte Instagram Museum_toon. Une collaboration @museumtoulouse x MonsieurBoite.

Plus étonnant encore, il s’avère que certaines archées sont capables de symbioses avec des organismes complexes comme des éponges. Certaines archées sont également bien présentes dans le microbiote intestinal qui joue un rôle important en santé humaine. Aucun pathogène n’a été identifié à ce jour chez les archées, mais leur rôle dans ces communautés microbiennes intestinales demeure très mal connu. 

Que nous apprennent les archées ?

Tout d’abord, de par leur position, un groupe d’organismes distincts des eucaryotes et des bactéries, les archées constituent des modèles pour comprendre les origines et les mécanismes d’évolution du vivant (Ref. 1 et 2).

L’étude de leurs génomes et de leurs protéines permet d’identifier les processus communs à tous les types cellulaires ou ceux qui sont caractéristiques d’adaptation à des modes de vie particuliers, parfois extrêmes. Ainsi l’étude des protéines des archées extrêmophiles montre que les processus enzymatiques et l’intégrité des protéines peuvent être maintenus dans des conditions de haute température, de salinité ou de pression sans qu’une modification drastique des structures moléculaires soit nécessaire. La cristallographie, la résonance magnétique nucléaire ou la microscopie électronique sont utilisées pour déterminer la structure des protéines des archées extrêmophiles souvent plus stables du fait des modifications de leurs propriétés biophysiques. La survie des archées dans ces conditions ou en présence de métaux toxiques ou encore exposées à des radiations ionisantes nécessite une optimisation des processus qui permettent de maintenir l’intégrité de leur constituants, ADN, ARN et protéines. L’étude des mécanismes cellulaires sous-jacents permet de mieux comprendre la mise en place de certaines pathologies humaines. L’étude des machineries moléculaires de la réparation de l’ADN retrouvées chez les Archées, proches des machineries cellulaires humaines, peut apporter des lumières inattendues sur le processus de réparation de l’ADN dont le dérèglement est à la base de nombreux cancers ou maladies du vieillissement.

De plus, les archées possèdent des versions simplifiées de systèmes que l’on retrouve dans les cellules humaines. Par exemple, le modèle archéen est à l’origine de la description structurale de machineries cellulaires complexes et universelles comme le ribosome ou le protéasome, impliqué respectivement dans la traduction et la dégradation des protéines.

Structure moléculaire du protéasome humain
Structure moléculaire du protéasome humain (en vert), une machine cellulaire impliquée dans le cancer. Son homologue Archéen est représenté en rouge. © B.Franzetti, IBS, Grenoble.

Ce modèle est source de nouveaux médicaments contre le cancer (comme la Bortézomib). Les biotechnologies « empruntent » aussi aux archées des enzymes adaptés à des processus industriels nécessitant des conditions de température, de salinité ou de pression élevées. La biodiversité des archées est également une mine de nouveaux biocatalyseurs encore largement inexploitée. 

En résumé, une quarantaine d’années après leur découverte, le caractère « commun » et non plus seulement extrême des archées est maintenant avéré. Leur diversité et leurs particularités sont largement décrites mais le rôle qu’elles jouent dans les communautés microbiennes des océans, des lacs et des sols ainsi que leurs éventuelles implications en pathologie humaine ou dans des processus de symbiose restent encore obscurs. Les scientifiques cherchent à définir le rôle des archées dans le maintien des équilibres géo-chimiques de la planète. Ainsi 85% du méthane qui contribue de manière importante à l’effet de serre ainsi qu’au cycle du carbone est produit par les communautés archéennes. Les archées sont également des acteurs importants du cycle des nitrates. Mieux comprendre le rôle des archées dans les écosystèmes doit nous permettre de mieux maîtriser l’état de santé de la planète et anticiper les répercussions consécutives aux déséquilibres actuels. 

Vers un nouvel Arbre du vivant ?

figure
Une hypothèse pour expliquer l’eucaryogenèse serait qu’une cellule ancestrale d’archée Asgard (en orange) aurait fusionné avec une cellule ancestrale bactérienne (en rose) (d’après Ref. 3). Le génome eucaryote (en bleu) présent dans le noyau (en vert clair) serait donc un génome dérivé d’une cellule Asgard ancestrale, et les organelles (mitochondries ou chloroplastes) seraient d’origine bactérienne.

Nos connaissances sur les Archées évoluent très rapidement grâce à l’avènement du séquençage à haut débit de génomes entiers. Le nombre de phylums d’Archée qui était resté relativement limité jusque-là a explosé de façon spectaculaire à partir des années 2010 grâce au développement des approches métagénomiques (séquençage à grande échelle) (Ref. 1). On compte à ce jour plusieurs dizaines de phylums d’Archée. De manière remarquable, un nouveau superphylum baptisé Asgard, la demeure des dieux, l’équivalent de l’Olympe des dieux Grecs, a révolutionné l’arbre du vivant. Toutes les Asgard possèdent, entre autres, des protéines du cytosquelettes beaucoup plus proches des protéines eucaryotes que celles précédemment découvertes chez les Archées. Cette découverte permet de situer les eucaryotes et les Asgards sur une même branche du vivant. Ceci ouvre une nouvelle perspective sur l’eucaryogenèse : l’hypothèse actuelle est que les cellules eucaryotes sont issues de l’association d’une cellule ancestrale d’Asgard et d’une ou de plusieurs bactéries. Quel scoop !


Références :

  • Ref. 1 : Les Archées, micro-organismes du troisième domaine du vivant, volume 1 et 2, ISTE Editions 2024, Clouet-d’Orval, Franzetti & Oger
  • Ref. 2 : Nature. 2015 May 14;521(7551):173-9. doi: 10.1038/nature14447. Epub 2015 May 6
  • Ref. 3 : D’après Eme & Ettema, Nature, News & Views , vol 562, page 352,  2018

Image d’en tête : A la fin des années 70, le Dr Carl Woese et ses collègues de l’Université de l’Illinois (USA) proposent une division du monde vivant en 3 domaines : les bactéries, les eucaryotes et les archées. Photographie prise au musée Micropia Artis à Amsterdam (projection).
Crédit : Maud Dahlem, Muséum de Toulouse.